Ici est reproduit un article paru dans L'express. Transsexualité, homoparentalité, mariage gay… Aux revendications des minorités font désormais écho les interrogations de la société sur les frontières entre les sexes. Au-delà des polémiques et des effets de mode, une nouvelle ère s'annonce
Camille et Benito veulent passer devant M. le Maire. Mais M. le Maire n'est pas d'accord. Car, dans la vie, Benito est «Monica», barrette de strass dans les cheveux, buste de silicone et pénis entre les jambes. Camille n'a pas non plus toujours été Camille: il y a six ans, cette grande rousse au rire de baryton vivait encore maritalement avec une catholique bon teint. Puis Camille est devenue femme. Ce qui ne l'a pas empêchée de conserver son emploi au conservatoire de musique de Rueil-Malmaison. Pour l'état civil, donc, Camille et Benito peuvent se marier, puisqu'elles sont majeures et de sexe opposé. Mais le parquet de Nanterre, saisi en avril dernier par Patrick Ollier, édile de Rueil-Malmaison, a estimé que leur union serait «une forme de provocation, un mariage militant». Décision confirmée par la cour d'appel de Versailles, pour laquelle «la recherche au travers du mariage d'un but étranger à l'institution équivaut à un défaut de consentement». La prochaine étape de ces deux suffragettes hors normes? La Cour de cassation.
Jamais les magistrats français n'avaient été confrontés à un tel imbroglio juridico-sexuel. Monica, elle, est habituée à ce que la vie n'aille jamais comme il faut. «J'ai 30 ans, dont vingt-cinq ans de lutte», raconte cette ancienne Miss Trans Argentine à l'accent velouté, qui vient de passer douze ans sur le trottoir. Elle a donné rendez-vous dans le lieu le plus impersonnel qui soit, un fast-food du centre de Paris, interlope et populo, comme elle. «A 5 ans, je m'habillais déjà comme Laura Ingalls dans La Petite Maison dans la prairie», raconte cette brune pétulante en agitant ses mains de fille, incroyablement fines. Entre X et Y, Monica a refusé de choisir. Son phallus, elle tient à le garder. Il fait partie d'elle-même. «Les êtres de mon espèce forment une nouvelle catégorie de la race humaine: les transgenres», proclame-t-elle, emphatique. Des transgenres qui ressentent tout de même une attirance plus marquée pour l'un ou l'autre sexe: ainsi Monica comme sa compagne revendiquent-elles leur identité féminine. Du mal à suivre? Camille explique: «Les identités sexuelles, ce qui fait que l'on se sent d'un genre plutôt que d'un autre, sont multiples. Ce sont elles qui comptent, pas notre caryotype.» Bref, le sexe biologique est une chose, mais le sexe mental en est une autre. Et le comportement sexuel, une troisième. D'où cette perspective, vertigineuse: être un homme ou être une femme ne va pas de soi. Le psychiatre Bernard Cordier, qui assure la prise en charge de transsexuels à l'hôpital Foch, à Suresnes, le confirme: «Après quinze ans de pratique, je ne considère plus comme un fait établi l'harmonie entre les sexes biologique, physique et cérébral.» Qu'est-ce qu'un homme? Qu'est-ce qu'une femme? Certes, Camille et Monica ne sont pas représentatives de la population française. Mais leurs voix discordantes ont tout de même contraint les politiques et les magistrats à prendre position. Parce que ce couple dérangeant écorne les fondements d'un monde que l'on croyait immuable, un monde bipolaire où les hommes et les femmes formeraient deux catégories distinctes. Il épouse les contours d'une nouvelle ère, la nôtre, dans laquelle les frontières entre le masculin et le féminin se brouillent jusqu'à déboucher, parfois, sur la confusion des genres. Une révolution amorcée par la pilule, qui a permis à chacun d'affirmer son identité sexuelle indépendamment des contingences de la nature en affranchissant la sexualité de la procréation. Désormais, les transsexuels ont droit de cité aux Jeux olympiques. Dans les magazines, sur les plateaux de télévision, la figure de l'androgyne s'affiche, se raconte. Des mâles «métrosexuels» aux amours hétéros s'oignent et se bichonnent comme des filles d'Eve. Les hommes pouponnent, libèrent leurs larmes et lisent le mensuel Psychologies, sans trop savoir, d'ailleurs, où tout cela les mène. «Qu'attend-on d'un homme aujourd'hui? Qu'il n'intériorise plus ses sentiments. Mais après quel genre de garçons une grande majorité de femmes courent-elles? Les hommes qu'elles n'arrivent pas à cerner», se lamente Antoine sur le forum Internet du magazine. Il poursuit: «Et si la fameuse crise identitaire masculine, ce n'était pas ça, l'expression d'un malaise à l'égard d'attentes de fond totalement en contradiction avec les attentes de forme?»
Pendant que le sexe fort cherchait sa boussole, le masculin-féminin est devenu un enjeu politique. En juin 2000, la loi sur la parité, qui promeut l'égal accès des hommes et des femmes aux mandats et aux fonctions électives, «a fait du genre un élément incontestable et permanent de la conscience politique en France», relève Joan W. Scott dans son ouvrage Parité! L'universel et la différence des sexes (Albin Michel). Les orientations sexuelles se sont même immiscées dans le corpus législatif par le biais de la loi contre les discriminations à caractère sexiste ou homophobe. Aujourd'hui, c'est du combat des homosexuels pour le droit au mariage et à l'adoption qu'il s'agit, affirment les militants féministes et homos. Combat qui renvoie à la place assignée à l'homme et à la femme dans la famille ou dans le couple. C'est dire combien la société s'interroge désormais sur ce qui constitue son fondement même: la différence sexuelle.
On ne naît pas femme, on le devient», clamait Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe, formule désormais célèbre. Quel est le rôle de chacun des deux sexes, sa manière d'être, ses relations avec l'autre dans tous les aspects de la vie? Depuis une dizaine d'années déjà, dans le sillage de leurs homologues américains, de nombreux chercheurs se livrent à ce que l'on appelle «l'étude du genre» (voir l'encadré). L'Histoire, le marché du travail, les sciences, les relations internationales, la politique… le domaine d'investigation est immense pour ces intellectuels qui ne cachent pas leurs intentions militantes: mettre au jour les mécanismes de la domination masculine et promouvoir une véritable égalité des sexes. Que nous disent ces recherches? Que, là encore, rien n'est simple. Que les caractéristiques psychiques, le comportement et le statut social de chacun des deux sexes - le genre - n'est pas nécessairement lié au sexe biologique. «Nous sommes tous colorés à la fois de masculin et de féminin, explique Hélène Cixous. Cheveux gris coupés ras, yeux soulignés de khôl à la Néfertiti, cette philosophe, disciple de Jacques Derrida, a fondé, en 1974, le premier doctorat d'études féminines à Paris VIII. «Les rôles sexués ne sont pas figés, dit-elle. Ils revêtent des significations variables selon l'époque, le milieu, la classe sociale, la race.» Dans un ouvrage qui a fait date, en 1990, La Fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident (Gallimard), l'historien américain Thomas Laqueur montre, par exemple, que le concept d' «une nature féminine» radicalement distincte de celle de l'homme est une invention récente. Avant les Lumières, médecins et philosophes concevaient les humains comme relevant d'un seul et même sexe. Hommes et femmes possédaient à leurs yeux les mêmes organes génitaux, les uns à l'extérieur, les autres à l'intérieur. Le degré de chaleur corporelle, que l'on croyait à l'époque plus élevé chez les hommes, expliquait cette différence anatomique. C'était donc la complexion, le sang, et non le sexe biologique, qui distinguait les individus.
A partir du XVIIIe siècle, les savants scindent l'espèce en deux catégories, en fonction du sexe, du squelette et du rôle de chacun dans la reproduction. Ils affublent les femmes de crânes minuscules et de bassins démesurés, les réduisent à leur fonction maternelle et inventent une «nature féminine», faite de douceur, de sensibilité et de pudeur. Par la suite, l'image de la femme a continué à évoluer à mesure que son sort s'améliorait. «Il est évident que le genre féminin au XIXe siècle n'est pas celui d'aujourd'hui, souligne Rebecca Rogers, qui enseigne l'histoire des femmes et du genre à l'université de Strasbourg. En 1850, être une femme, c'était être une bonne épouse et une bonne mère. De nos jours, c'est étudier et travailler, tout en faisant des enfants et en partageant la charge de l'éducation avec le père.» Les hommes ne sont pas à l'abri de ces assignations sexistes. Daniel Welzer-Lang, auteur de l'ouvrage Les hommes aussi changent (Payot), raconte ainsi que durant la Grande Guerre, l'état-major français avait sciemment répandu l'idée que les hommes rétifs à partir au front étaient des «femmelettes».
Si le genre est construit, il peut donc être déconstruit. Judith Butler, professeur de littérature comparée à l'université américaine de Californie à Berkeley, est la première à avoir osé pousser la logique à son terme. Dans son ouvrage Trouble dans le genre (La Découverte), édité il y a seize ans aux Etats-Unis mais qui vient tout juste d'être traduit en français, cette philosophe dynamite le classique duo X-Y en redéfinissant le genre comme une performance, au sens théâtral du terme. Le féminin ou le masculin deviennent de simples rôles que l'on peut choisir ou non d'endosser, de parodier ou d'échanger à loisir. Femmes, hommes, hétéros, homos, bisexuels ou transsexuels, dans cette farandole des genres, baptisée «mouvement queer» (étrange, bizarre, en anglais), les identités sexuelles disparaissent au profit des individus, qui ne cessent de se fabriquer et de se refabriquer dans leur rapport aux autres. Il n'y a plus, d'un côté, la femme et, de l'autre, l'homme, mais la Blanche lesbienne, le Noir transsexuel, la Maghrébine hétéro, la féministe bisexuelle… Bref, une prolifération de différences. La charge subversive est évidente. Voici venu le temps de la «sexopolitique», avertit d'ailleurs Beatriz Preciado. «La politique des multitudes queer s'oppose aux politiques républicaines universalistes, qui […] imposent l'“intégration des différences” au sein de la République», écrit cette philosophe pétaradante dans la revue trimestrielle Multitudes. Les minoritaires sexuels deviennent multitudes. Le monstre sexuel qui a pour nom multitude devient queer.» En France, le mouvement gagne lentement du terrain, et pas seulement dans sa version drag queen un peu folklorique. Parmi les pionniers, Marie-Hélène Bourcier, amatrice de provocations salaces, ou le groupe Panik Qulture, dont l'icône, un certain Marcella Moustache, pseudo-étudiant à l'humour potache, s'autosodomise dans un court-métrage porno avec un exemplaire de Race et histoire, de Claude Lévi-Strauss. Mais le courant séduit aussi des féministes de la nouvelle génération (voir l'encadré sur Joy Sorman) comme des intellectuels bien mis, à l'instar du sociologue Eric Fassin. «Le mouvement queer ne reproduit pas les normes à l'envers, dans une logique de transgression, il les interroge, explique ce normalien, qui a préfacé l'édition française de Trouble dans le genre, de Judith Butler. A mon sens, c'est exactement la démarche d'une société démocratique.»
Se pencher sur les manifestations du genre - sans toutefois aller jusqu'à adopter la vision butlérienne - amenait déjà à remettre en question les rapports traditionnels entre hommes et femmes, dans tous les domaines de l'existence: le couple, la famille, l'éducation, le travail… Mais introduire la sexualité dans le débat sur le mode queer revient à faire de la différence sexuelle une simple affaire de biologie. Ce qui permet de prétendre en finir une fois pour toutes avec l'idée d'un ordre naturel inaltérable, d'où découlerait le modèle familial et les liens de pouvoir en général. La polémique actuelle sur l'homoparentalité est une bonne illustration du débat. Aux yeux des militants queer et gays, les homosexuels ne sont pas moins aptes que les hétérosexuels à former un vrai couple et à élever des enfants. Aussi les premiers doivent-ils avoir les mêmes droits que les seconds: se marier, adopter. C'est à la société de modifier ses fondements juridiques. Sur ce point, les anarchistes de la «sexopolitique» en arrivent à faire cause commune avec les partisans d'une lecture «incarnée», moins abstraite, de l'égalité républicaine. «Pourquoi des gens n'auraient-ils pas le droit à l'égalité, sous prétexte qu'ils sont homosexuels?» demande ainsi la politologue Janine Mossuz-Lavaux, apôtre de la parité.
«Ce qui s'exprime aujourd'hui, c'est une vérité humaine très troublante, très dérangeante, mais qu'on ne peut pas ignorer, estime le psychanalyste Patrick Guyomar. Tout le pôle qui organisait la procréation - le couple, la famille, la filiation - est de moins en moins constitutif de l'identité humaine. Nous nous posons la question du sens et de la place de la sexualité dans la vie de chaque individu: qu'est-ce qui doit être permis ou interdit? A mes yeux, cette évolution est irréversible. Mais elle ne doit pas déboucher sur une négation de la différence sexuelle, qui est au fondement même de notre ordre symbolique.» Le Vatican n'est évidemment pas entièrement de cet avis. Entrant dans la mêlée, le Saint-Siège s'en est pris longuement à la théorie du genre dans un ouvrage sur les valeurs familiales, publié au printemps dernier. Tony Anatrella a amplement collaboré à l'ouvrage. «En remplaçant la différence sexuelle par la différence des sexualités, on met sur un plan d'égalité toutes les formes de sexualité, argue ce prêtre et psychanalyste, qui dénonce dans Le Règne de Narcisse (Presses de la Renaissance) la tyrannie contemporaine du désir roi. L'homoparentalité? Mais comment une tendance sexuelle peut-elle être légalisée? Si tel était le cas, ne faudrait-il pas, au nom de l'égalité, toutes les légaliser, même celles qui sont actuellement pénalisées? Nous voyons bien dans quelle folie la société risque de s'engager.»
L'enjeu va bien au-delà d'une énième bataille rangée entre «réactionnaires» et «gens d'ouverture». Il concerne nos valeurs. Il renvoie aux normes et au contenu que nous leur donnons. «Il n'est pas politiquement correct de dire que nous sommes captifs de l'idéologie du “tout se vaut”, lâche la juriste Françoise Dekeuwer-Desfossez, spécialiste de la famille. Pourtant, nous ne savons plus nous doter d'une philosophie commune qui dit ce qui est possible et défendu, qui situe le bien et le mal, bref, qui nous permet de vivre ensemble. Notre système social s'apparente de plus en plus à la Convention européenne des droits de l'homme: chacun a ses droits, qui sont opposables à l'Etat et aux autres.» Cette incertitude actuelle autour de nos repères communs, ce flottement autour du masculin et du féminin signifient-ils nécessairement tribalisme social et absence de valeurs? Le sociologue Eric Fassin ne le croit pas: «Cela veut simplement dire que le contenu de ces valeurs n'est plus donné d'avance, qu'il peut évoluer.» La science semble vouloir lui donner raison. Car, si le biologiste Henri Atlan voit juste, l'ultime et jusque-là irréductible différence - la capacité féminine à enfanter - ne sera bientôt plus. Les bébés pousseront à l'ombre d'utérus artificiels, loin du ventre de leurs mères. Et la question du genre sera presque réglée, au détail morphologique près. Détail qui, il est vrai, a son importance.
Post-scriptum
Une Académie du sexe et des relations ouvrira ses portes au printemps 2006
à Londres. Ce «parc à thème» proposera des «expositions
interactives et high tech» sur la «principale préoccupation
de l'humanité». Mais, précise le Dr Sarah Brewer, directrice
des expositions, «l'excitation n'est pas le but».
[1] Le mot pour le dire
Le mot s'immisce depuis peu dans le langage courant, dans les colloques et dans
les cénacles politiques. A la veille du référendum sur la
Constitution européenne, le groupe des «femmes socialistes pour le
oui», emmené par Elisabeth Guigou, a même expressément
utilisé le terme «genre» dans son compte rendu. Une vogue qui
n'est pas du goût de la Commission générale de terminologie
et de néologie, laquelle, dans un récent avis, condamne cet «usage
abusif» du substantif, préconisant l'emploi de «sexe»
ou «sexiste».
De quoi parlons-nous, au juste? Le mot «genre», du latin genus, generis,
renvoie à l'engendrement, donc à la biologie et à la nature.
Le français l'utilise sur le plan grammatical afin de distinguer le féminin
du masculin. L'anglais, lui, l'a élargi depuis longtemps dans l'usage quotidien
à sa dimension sociale: les rôles respectifs des femmes et des hommes
dans tous les aspects de l'existence. Ce sont d'ailleurs les féministes
anglo-saxonnes qui ont commencé à utiliser le terme comme outil de
recherche dans les années 1970 avec les women's studies, les études
sur les femmes. Leur but: souligner la différence entre sexe biologique
et sexe social. Avec, in fine, la ferme intention de porter le coup de grâce
à l' «idéologie naturalisante» qui présente la
différence des sexes comme une donnée naturelle et inaltérable.
Sous l'influence du marxisme, du structuralisme, de la psychanalyse ainsi que des
travaux de Michel Foucault sur la sexualité et des études gays à
la fin des années 1980, les women's studies s'étendent aux gender
studies. Les hommes sont intégrés au champ d'analyse, sous l'angle
des rapports qu'ils entretiennent avec l'autre sexe.
En France, l'université se méfie de ces chercheurs et surtout chercheuses
au militantisme affiché, qu'elle soupçonne de vouloir défendre
une version communautariste de la différence sexuelle. La greffe finit par
prendre dans les années 1990, avec l'explosion médiatique des sciences
sociales, qui commencent à analyser le champ du travail sous l'angle féminin.
Aujourd'hui, de nombreuses chercheuses du CNRS se sont spécialisées
dans les études de genre, qui font par ailleurs l'objet de modules universitaires.
Mais des blocages persistent, assurent les intéressés. «Il
y a toujours très peu d'affichage de postes sur ces sujets, considérés
comme peu nobles ou de parti pris, déplore Delphine Gardey, auteure avec
Ilana Löwy de L'Invention du naturel (Archives contemporaines). On nous reproche
de faire de la politique, mais de quelle neutralité nous parle-t-on? Les
femmes ne représentent que 16% des profs d'université!»
[2] Virilité féminine
Joy Sorman. Il faut que «la fille n'ait pas l'air d'une fille!»
Le titre, en forme de clin d'œil, est celui d'un refrain martelé dans les années 1980 par l'une des premières chanteuses bimbo - Sabrina, pour les connaisseurs. Dans son récit Boys, boys, boys (Gallimard), la trentenaire Joy Sorman pousse un coup de gueule contre ses congénères féminines, à qui elle reproche justement de ne pas suffisamment «l'ouvrir». Cette ancienne prof de philo reconvertie dans les événements culturels est partie d'un constat facilement vérifiable: dans les dîners, ce sont les garçons qui causent, jamais les filles. Des décennies de féminisme pour en arriver là! «Je dois à mon sexe de parler aussi fort que les garçons, parce que, si je ne fais pas le boulot, ce n'est pas la peine de réclamer les mêmes droits pour tout le monde!» lance cette brune à l'air intello. Tout à fait dans la note queer, Joy Sorman invite ses congénères à s'inventer une «virilité féminine». Dîners dehors ou bamboche jusqu'au bout de la nuit sans Monsieur. Crâne rasé et treillis si l'idée séduit. Tout doit être fait sur le plan vestimentaire et comportemental pour que «le mec n'ait pas l'air d'un mec et que la fille n'ait pas l'air d'une fille». Joy Sorman en est convaincue: «Ces petites choses du quotidien forcent les autres à se poser des questions sur l'image du couple et à s'arracher aux représentations sexuées que la société leur impose.» Un projet foncièrement «politique», insiste la jeune écrivaine, que l'analyse des rapports de force, d'amitié, ou d'amour fascine. «L'objectif, conclut-elle, ce n'est plus l'égalité des sexes. C'est qu'il n'y ait plus qu'un seul sexe.»
[2] Rebelles à la mixité
Face au péril d'une confusion des genres, les «naturalistes» redonnent de la voix. Oui, les hommes et les femmes sont intrinsèquement différents, estime Antoinette Fouque, la grande figure du féminisme historique en France, dans un livre réédité chez Gallimard: Il y a deux sexes. Aucunement militants, mais commercialement avisés, John Gray ou Allan et Barbara Pease font un malheur avec leurs modes d'emploi censés garantir la paix des ménages (Les hommes viennent de Mars. Les femmes viennent de Vénus; Pourquoi les hommes n'écoutent jamais rien. Pourquoi les femmes ne savent pas lire les cartes routières, les deux chez First Editions).
Au nom de cette différence, certains remettent en question la mixité. Le sociologue Michel Fize suggère un clivage scolaire au collège, où les filles souffriraient de leur concurrence avec les garçons. Aux Etats-Unis, un établissement primaire du Kentucky sépare depuis trois ans les garçons et les filles afin de favoriser les apprentissages. Parce qu'ils sont moins pourvus en sérotonine que les filles, mais beaucoup plus en testostérone, les jeunes mâles ont droit à des intermèdes sportifs au cours de la journée. Leurs camarades du sexe opposé bénéficient, elles, de plus de temps pour réaliser les contrôles. Et ça marche: les résultats s'améliorent, assure la direction. Dans le commerce, certains ont flairé le créneau. Ladies' Academy, une école de pilotage automobile réservée aux femmes, vient d'ouvrir ses portes à Paris. «Les hommes se lancent tout de suite, quitte à faire marche arrière, explique son attachée de presse, Sophie Grimaud. Les femmes ont peur d'abîmer la voiture.» De son côté, l'agence de voyages Femmes du monde offre à celles qui veulent partir entre copines une plongée dans la vie des Marocaines, Camerounaises ou Turques. Véronique Bollet, fondatrice de l'entreprise, l'assure: «Pour pouvoir s'immerger dans leur quotidien, il faut être entre femmes.» Du côté des clubs de gym, l'américain Curves, déjà à la tête de deux centres women only en France, compte ouvrir une douzaine de centres supplémentaires dans l'Hexagone d'ici à la fin de l'année. Les clientes apprécient les programmes «adaptés à leur morphologie», explique Emmanuelle Hardy, chargée d'épauler les franchisés français. Que les hommes se rassurent: ils en auront bientôt, eux aussi, pour leurs biscotos. Les clubs de gym Cuts, 100% mâles, débarquent en Europe cet automne.
Mis en ligne le 28/10/2005.