REUCHER Tom, (2005), Quand les trans deviennent experts. Le devenir trans de l'expertise, in Multitudes,
n° 20, printemps 2005, pp. 159-164.
«Tant que les lions n'auront pas leurs propres historiens, les histoires de chasse continueront de
glorifier le chasseur»
proverbe africain.
La psychanalyse et la psychiatrie sont discréditantes, voire injurieuses à l'égard des transsexuels. Les théories dominantes véhiculées par ces deux disciplines considèrent la transsexualité comme une maladie mentale. N'oublions pas qu'elles avaient fait de même avec les personnes homosexuelles, se rendant ainsi responsable de bon nombre de souffrances psychologiques secondaires dues à une “contrainte à la normalité”. C'est grâce à une vigoureuse contre-offensive des personnes concernées afin d'arrêter cette “maltraitance théorique”[1], comme le dit Françoise SIRONI, que l'homosexualité est sortie de la nosographie psychiatrique.
La théorie psychanalytique pense que la transsexualité est une question individuelle et intérieure —ignorant donc les groupes et mouvements politiques trans. Ainsi, pour certains “psys”, nous aurions un “problème narcissique” ou un “problème de transmission fantasmatique de désirs inconscients des parents”[2] qu'il faut naturellement résoudre par la psychothérapie ou la psychanalyse, c'est-à-dire soigner tous les transsexuels en changeant ce qu'ils ont dans la tête pour ne pas toucher au corps. Pour d'autres “psys”, nous serions “psychotiques”[3] et pour quelques autres, nous sommes “état limite”[4].
En cherchant une issue à notre souffrance, nous nous sommes “sagement” pliés à différentes formes de psychothérapies dont la plupart relève de la coercition. Or aucune psychothérapie ne nous a “aidés”. Et pour cause! La théorie psychanalytique —sur laquelle reposent ces psychothérapies— est issue d'une pensée hétérocentrée et hétéronormative. Le sexe psychologique[5] l'identité de genre[6], le genre[7], et l'attirance amoureuse et sexuelle sont tous confondus alors qu'ils sont indépendants les uns des autres. Par ailleurs, aucun des auteurs ne dit à quelle catégorie il appartient quand il prend la parole. L'identité trans est l'énigme à découvrir, identifier, diagnostiquer, traiter. Alors que l'identité des experts “psys” relève du privé. Mais, à partir de quelle énonciation identitaire produisent-ils leur discours d'experts?
La question transsexuelle fait très souvent “effraction” chez les individus, effraction qui entraîne une frayeur. L'effraction est perceptible chez un interlocuteur quand il change d'attitude à l'annonce du problème. Il se recule sur sa chaise, son visage change d'expression, il se ferme ou reste figé, il bégaie ou rit, ses yeux s'arrondissent ou il regarde ailleurs... Ce qui effracte, c'est l'idée même du changement de sexe, qu'une personne puisse demander une “mutilation”[8] . Car c'est de cela qu'il s'agit pour l'interlocuteur qui, pour comprendre, tente de s'identifier à la personne transsexuelle. C'est ce qu'il ne faut surtout pas faire. Quand des auteurs sont “effractés”, ils ne s'aperçoivent pas que leur vision est déformée par la frayeur, et qu'il ne s'agit pas de la réalité transsexuelle. Cela amène également un certain nombre de nos interlocuteurs à se (re)poser la question de leur propre identité. Cette question peut les fragiliser et déclancher un rejet violent et des positions rigides quand le risque de “contagion” est trop envahissant. Les mouvements de fascination/répulsion sont toujours de mauvais conseillers.
«Mes entretiens avec des hommes et surtout des femmes transsexuels m'ont permis d'expérimenter à quel point ce mouvement par lequel on doit faire varier la distance identificatoire est difficile avec eux. Pendant la première phase de mon travail, par exemple, alors que je rencontrais des femmes en demande de «changement de sexe», et par conséquent d'abord une mastectomie, je me suis aperçue un soir que depuis quelque temps je m'endormais les mains posées sur ma poitrine, comme pour la protéger. Depuis, je reste curieuse: qu'arrive-t-il de cette sorte aux autres chercheurs, aux médecins, aux juges, à tous ceux qui rencontrent des transsexuels?»[9]
Patricia MERCADER témoigne ici des effets de sa propre effraction devant la question transsexuelle.
Ces experts “psys” pensent trouver l'origine de la transsexualité dans la petite enfance des personnes. La plupart des psychanalystes qui théorisent sur la question transsexuelle le font de façon réactive ou discréditent le patient. Pour illustrer mon propos, je me limiterai à quelques exemples de quelques auteurs, la place manquant pour un exposé plus exhaustif. Certains propos sont sexistes, homophobes, et transphobes.
«A propos de la THC (Transformation hormono-chirurgicale), elle[10] continue de penser que c'est une réponse “folle” faite à une demande “folle”.»
«A un niveau plus profond, j'aurais du mal à considérer comme
un homme celui qui ne serait pas —virtuellement— capable de me pénétrer, et je n'ai pas peur
de me faire piéger dans ma vie privée par un transsexuel FM parce que le critère de surface en costume
d'Adam est parlant. Il n'en va pas de même pour mes collègues hommes en face d'un transsexuel MF...
Mais je me reprends et le paradigme des intersexués se présente à moi. Je peux avoir devant moi un
homme sans verge de par sa naissance, je ne le ressens pas, et bien d'autres avec moi, de la même manière
qu'un homme qui s'est fait couper la verge. On le considère plus naturellement comme appartenant à son sexe
d'assignation qu'un transsexuel à son sexe de réassignation. Pourquoi?»[11]
Est-ce une crainte ou un fantasme que de se faire piéger par un/e transsexuel/le? Je pourrai présenter à Colette CHILAND plusieurs nouvelles femmes qu'elle ne pourrait pas ressentir autrement que comme étant femmes.
«Il n'est pas question qu'un transsexuel mâle biologique soit féministe, il ne peut que se conformer de manière caricaturale aux stéréotypes sociaux pour se faire reconnaître comme femme (et vice versa).»[12]
Je connais plusieurs dizaines de transsexuels des deux sexes qui sont féministes. Ils sont loin d'être rares. Du fait de la pratique des “psys”, nous adaptons notre discours à la théorie des “psys” afin d'obtenir les soins que nous désirons.
«Ainsi, Victor a subi une mastectomie à l'étranger et y a obtenu son changement d'état civil. Mais après la mastectomie, il est entré en psychose. En France, il s'est marié, mais doit suivre un traitement neuroleptique, ce qu'il fait avec irrégularité; il est alors repris d'épisodes délirants. La première fois où je fais connaissance de sa femme, je suis surprise de voir arriver une très jolie femme, dont on se demande comment elle a pu épouser cet homme qui n'a l'air ni d'un homme, ni d'une femme, est obèse et n'a aucun charme. A un moment, elle parle des périodes difficiles avec son mari et dit: “Mon mari est particulièrement difficile quand il a ses règles[13].” En effet Victor n'a eu ni ovariectomie, ni hystérectomie...»[14]
Il n'a pas non plus le traitement hormonal qui lui éviterait les règles et lui donnerait un aspect viril et qui, peut-être, le stabiliserait. Pourquoi une très jolie femme ne trouverait-elle pas de charme à Victor? Pourquoi ne pourrait-elle pas l'aimer? Quelle proposition de soins Colette CHILAND a t-elle faite à Victor en dehors des neuroleptiques?
«Or, il suffit de considérer les transsexuels dans leur sexe biologique, comme tout le monde en somme, sans se convertir à ce que j'ai nommé plus haut leur hérésie, pour voir leur demande sous un tout autre angle et envisager des approches thérapeutiques bien différentes du “changement de sexe” [...].»[15]
«La crémière chez laquelle vous vous fournissez est peut-être père de famille. Des religieux, des médecins, des infirmiers, des employés, des petits fonctionnaires “changent” de sexe. [...] Ces hommes devenus femmes peuvent se marier, adopter des enfants, les femmes transformées en hommes font inséminer artificiellement leur épouse et sont des pères tout à fait légitimes de cette progéniture.»[16]
Les équipes médicales françaises avec chirurgien ont des fonctionnements problématiques que nous avons observés à travers des témoignages. En voici un résumé.
• Tout traitement hormonal commencé avant l'évaluation doit être interrompu. Ce n'est qu'après l'accord de la prise en charge des soins par l'équipe médicale que le traitement hormonal pourra être (re)pris. Toute personne qui (re)commence un traitement, (hormones, chirurgie esthétique...), sans l'accord de l'équipe médicale, est exclue du protocole.
• Il faut compter au moins 2 ans, de suivi psychiatrique sans traitement hormonal ni opération. Durant ce suivi, les personnes passent un bilan psychologique (tests projectifs, échelle de féminité/masculinité, efficience intellectuelle) avec un psychologue clinicien, un bilan (endocrinien, sanguin, hépatique et hormonal) complet chez l'endocrinologue et un bilan chirurgical chez le chirurgien avant toute prise de décision de traitement. Ils considèrent que les transsexuels doivent aller jusqu'à la chirurgie (sauf l'équipe médicale de Lyon).
• En général, la chirurgie est de mauvaise qualité esthétique et surtout fonctionnelle pour les deux sexes, c'est-à-dire environ 50% d'échec. Seule une minorité des transsexuels a accès à ces équipes médicales, (celle de Paris dit avoir traité 200 patients en 20 ans[17]).
La rigidité des psychiatres et leur impossibilité à remettre en cause leur théorie est la raison de leur stagnation dans la compréhension de la transsexualité. Pour obtenir les traitements qu'ils viennent chercher, les patients leur mentent, ils se conforment à l'idée que ces psychiatres ont des transsexuels.
L'identité transsexuelle a été capturée et nommée par les “psys”. Ils nous rattachent à un sexe qui ne nous représente pas et que nous ne gardons pas. Nous trouvons cette manière de faire irrespectueuse. Aussi nous nous sommes réappropriés notre nomination en nous désignant par notre sexe psychologique. Nous parlons de transsexuelle quand il s'agit d'une personne à conversion physique d'homme vers femme (sexe psychologique féminin), et de transsexuel quand il s'agit d'une personne à conversion physique de femme vers homme (sexe psychologique masculin). S'il faisaient ainsi, les “psys” ne nous dénieraient pas et ils ne nous discréditeraient pas. Ils tiendraient compte de notre identité réelle.
Les écrits de ces experts découlent de leur frayeur, d'une méconnaissance des différents processus de transidentité et de théories hétérocentrées qui se sont érigées en “normes” au mépris des droits humains. En évoquant l'idée d'une psychopathologie, ces paroles d'experts génèrent des conséquences sociales et politiques pour les personnes transsexuelles, tels que leur rejet par la famille, l'entourage et par la société en général. Ces écrits montrent également une incapacité à apprendre des patients. Les positions en sont plus dogmatiques que cliniciennes ou scientifiques.
C'est pour faire face aux discours de ces experts que se sont créées des associations de transsexuels remettant en cause le “savoir” dominant et sa diffusion. C'est nous les experts de ce que nous sommes. Qui peut mieux que nous dire ce que nous vivons? En quoi peuvent-ils dire mieux que nous ce qui est bien pour nous? Ils prétendent que leur vision du monde est la seule qui soit vraie. En quoi leur vision du monde est-elle plus juste que la notre?
[1] SIRONI Françoise, (2003), Maltraitance théorique et enjeux contemporains de la psychologie clinique, in Pratiques Psychologiques, “Les Nouveaux défis éthiques”, n° 4, 2003, 3-13 F. Sironi est psychologue, maître de conférences et responsable d'une consultation et d'un groupe de recherche enfin non discréditants consacrés aux personnes transsexuelles.
[2] CHILAND Colette, (1997), Changer de sexe, Paris, Odile Jacob, 282 p.
[3] CZERMAK Marcel, FRIGNET Henry et coll., (1996a), Sur l'identité sexuelle: à propos du transsexualisme, (Le discours psychanalytique), Paris, Association Freudienne Internationale, 582 p.
[4] FAUTRAT Pascal, (2001), De quoi souffrent les transsexuels?, (une pensée d'avance), Paris, Editions des archives contemporaines, 142 p. Ce dernier conclu à notre “psychopathologie” sans avoir rencontré un seul d'entre nous!
[5] Sentiment d'être fille/femme ou d'être garçon/homme.
[6] Féminité et masculinité.
[7] Représentation sociale des valeurs féminines et masculines.
[8] Ce que certains considèrent comme une mutilation est pour nous une réparation. Pour eux, ce serait évidemment une mutilation puisqu'ils ne sont pas transsexuels. Ce n'est pas de leur corps qu'il s'agit mais du notre.
[9] MERCADER Patricia, (1994), L' illusion transsexuelle, Paris, L'Harmattan, 297 p., p. 271.
[10] Colette CHILAND, citée par CORDIER B., CHILAND C., GALLARDA T., (2001), Le transsexualisme, proposition d'un protocole malgré quelques divergences, in Ann. Méd. Psycol., n° 159, pp. 190-195.
[11] CHILAND C., (1997), op. cit., p. 80.
[12] CHILAND C., (1997), op. cit., pp. 66-67.
[13] On le serait à moins! Je ne connais aucun nouvel homme qui supporterait cela.
[14] CHILAND C., (1997), op. cit., p. 139.
[15] MERCADER P., (1994), op. cit., p. 270.
[16] MILLOT Catherine, (1983), Horsexe. Essai sur le transsexualisme, Paris, Point hors ligne, 141 p., pp. 10-11.
[17] CORDIER B., CHILAND C., GALLARDA T., (2001), op. cit., pp. 190-195.
Mis en ligne le 15/12/2005.