Source: Bulletin d'information de la cour de cassation - Jurisprudence et doctrine - Communications, publication bimensuelle, n° 360, 1er février 1993, Journal Officiel de la République Française.
Qu'un homme ou une femme rejette le sexe dans lequel il est né avec une détermination pouvant le conduire au suicide, qu'il s'identifie mentalement à l'autre sexe au point d'en adopter le comportement et d'en revêtir l'apparence, que, pour parfaire cette identification, il demande au médecin de mutiler son corps et au juge de modifier son état civil, voilà qui peut paraître extravagant, sinon choquant, voire sacrilège.
Et pourtant le phénomène —rarissime mais hélas bien réel— du «transsexualisme» mérite qu'on le traite avec lucidité et humilité.
Avec lucidité d'abord. Comme tout ce qui touche au sexe —donc à la vie, à la mort, à la nature, à la Création, au sacré...— le sujet est inquiétant, son appréhension toujours subjective, sa résonance souvent religieuse. Il faut l'aborder sans préjugés d'aucune sorte, examiner les problèmes qu'il soulève de manière aussi objective que possible, et avancer les solutions qui paraissent, en l'état, les plus réalistes.
Avec humilité ensuite. La demande du transsexuel soulève des interrogations fondamentales sur la nature de l'homme et sur l'étendue de ses droits. Or les réponses qu'on nous propose sur le terrain de la science comme sur celui des libertés sont bien imparfaites. Savants et juristes nous disent beaucoup de choses, mais, sur l'essentiel, ils balbutient... Qu'il est significatif, à cet égard, le vaste débat engagé au cour des dernières décennies, d'une part avec la médecine, d'autre part devant les instances du Conseil de l'Europe!
Selon le professeur Küss —dont la communication, adoptée à l'unanimité le 29 juin 1982 par l'Académie de médecine, fait autorité dans les milieux scientifiques— le transsexualisme se caractérise par le «sentiment profond et inébranlable d'appartenir au sexe opposé à celui qui est génétiquement, anatomiquement et juridiquement le sien», accompagné du «besoin intense et constant de changer de sexe et d'état civil». Le transsexuel —qui est le plus souvent un homme— «se sent victime d'une erreur insupportable de la nature dont il demande la rectification tant physique que civile pour parvenir à une cohérence de son psychisme et de son corps et obtenir ainsi une réinsertion sociale dans le sexe opposé».
Ainsi défini, le transsexuel se distingue de l'intersexuel, dont le sexe est ambigu du point de vue anatomique et physiologique. Il se différencie également de l'homosexuel et du travesti, qui ont l'un et l'autre conscience d'appartenir à leur sexe et ne cherchent pas véritablement à en changer.
A partir de ces données, le dialogue entre la médecine et la justice s'est engagé sur deux plans qui se mêlent souvent sous la plume des auteurs et dans les attendus des juges mais qu'il paraît préférable de distinguer pour la clarté du débat: le premier correspond à une démarche thérapeutique, le second à une analyse scientifique.
Confrontés au mal de vivre du transsexuel, qui plonge l'intéressé dans un état dépressif grave et le conduit fréquemment à l'automutilation ou au suicide, les médecins ont d'abord tenté de le «réintégrer» dans son sexe en recourant à la chimie et à la psychiatrie. En vain. Ils se sont résignés à faire l'inverse, c'est-à-dire à transformer son corps pour le mettre en harmonie avec son esprit.
Cette démarche thérapeutique combine habituellement des injections hormonales, qui modifient les caractères sexuels secondaires —tels que la pilosité, la voix, le développement de la poitrine—, et des actes chirurgicaux tendant à l'ablation, plus ou moins complète, et à la reconstitution, plus ou moins réussie, des organes génitaux; elle est aujourd'hui largement reconnue dans les milieux médicaux, où l'on considère qu'elle est le seul traitement efficace du «syndrome transsexuel»; elle est autorisée par l'Ordre national des médecins depuis 1983 dans le respect de règles déontologiques strictes; elle s'effectue en hôpital public de manière à éviter les dérapages et elle est prise en charge par la sécurité sociale.
En raison des objectifs de leur intervention —soigner un malade et l'aider à trouver un minimum d'équilibre personnel— les médecins ont eu, envers la justice, une double revendication: d'une part, bénéficier, devant le juge pénal, du fait justificatif traditionnellement reconnu aux actes médicaux ou chirurgicaux accomplis dans un but thérapeutique; d'autre part, obtenir que le juge civil complète leur entreprise en modifiant la mention du sexe portée sur l'acte de naissance de l'intéressé.
Si le premier point a été acquis sans difficulté —aucune poursuite pénale n'ayant été engagée, en pratique, contre les médecins respectueux de leur déontologie— la seconde revendication devait diviser profondément et durablement la famille judiciaire.
Certaines juridictions —les plus nombreuses— ont accepté de se placer dans la perspective thérapeutique qui leur était proposée et de modifier l'état civil des transsexuels.
D'autres ont refusé, au contraire, de procéder à cette modification parce qu'ils ont estimé que la médecine et la justice poursuivaient des objectifs différents, l'une ayant pour vocation de soigner l'individu tandis que l'autre devait veiller au maintien de l'ordre social...
La Première Chambre civile de la Cour de Cassation n'a jamais accepté de poser le problème en termes thérapeutiques et elle a approuvé systématiquement les décisions refusant de modifier l'état civil des transsexuels — les seules, ou presque, dont elle était saisie, puisque le ministère public s'est généralement abstenu d'exercer les voies de recours contre les autres décisions...
Pour justifier son refus, elle a, dans sept arrêts s'échelonnant de 1975 à 1989, utilisé des formules variables dont la portée n'a pas toujours été clairement comprise: tantôt elle s'est bornée à invoquer le principe de l'indisponibilité de l'état des personnes; tantôt elle s'y est référée de manière implicite, en reprochant aux requérants le caractère «volontaire» ou «délibéré» de leurs traitements; tantôt, enfin, elle a laissé entendre que la demande serait admissible si l'intéressé pouvait faire état d'une «cause étrangère à sa volonté» — une condition qui n'est jamais remplie, par définition, dans le cas du transsexualisme où le «subi» est indissociable du «voulu».
L'approche thérapeutique du transsexualisme s'est trouvée confortée par l'analyse scientifique portant sur la définition même du sexe.
Le législateur s'étant abstenu de le faire, il semble qu'il revienne à la science de définir le sexe. Or, en l'état de nos connaissances, celui-ci n'apparaît pas comme une notion monolithique; il se présente, au contraire, comme un ensemble complexe où sont juxtaposés, d'une part, un sexe génétique ou chromosomique et un sexe morphologique ou anatomique, d'autre part, un sexe psychosocial, à la fois cérébral et comportemental.
Tous ces éléments ont leur réalité et leur importance. Ils vont habituellement dans le même sens —masculin ou féminin— mais, chez le transsexuel, le sexe psychosocial se trouve en contradiction avec le sexe génétique et le sexe morphologique. Il faut donc faire un choix. Ce qui doit conduire à reconnaître la «prévalence» ou la «prépondérance» de la composante psychosociale pour définir le «sexe» —on préfère alors parler d'«identité sexuelle» ou de «genre» masculin ou féminin— c'est à la fois la priorité quasi obsessionnelle que le transsexuel donne à la disposition de son esprit sur celle de son corps et la primauté que les sciences humaines reconnaissent aujourd'hui au «psychique» sur le «physique».
D'ailleurs, observe-t-on, il ne faut pas exagérer la distinction entre ces deux notions puisqu'une des explications avancées du transsexualisme —dont les causes profondes, à la vérité, demeurent incertaines— tiendrait à des anomalies génétiques ou hormonales au cours de la période pré ou néonatale. Autrement dit, à chromosomes constants, on pourrait se sentir plus «masculin» ou plus «féminin»!
Cette analyse scientifique de sexe a évidemment trouvé un large écho dans la motivation des juges qui, malgré les positions prises par la Cour de Cassation de 1975 à 1989, ont continué d'accueillir les demandes des transsexuels: en se fondant sur la réalité et sur la prévalence du sexe psychosocial, elle permettait en effet de faire échec à une jurisprudence qui se réclamait, plus ou moins explicitement, de l'indisponibilité de l'état des personnes.
Consciente du tour nouveau que prenait le débat, la Première Chambre civile devait, par quatre arrêts rendus le 21 mai 1990, justifier désormais son refus de modifier l'acte de naissance des transsexuels en considérant que ceux-ci, malgré les transformations de leur corps, n'avaient pas véritablement «changé de sexe», mais qu'ils avaient au contraire conservé leur «identité physique» — une expression qui vise clairement la notion d'«identité sexuelle».
L'intérêt de ces arrêts n'est évidemment pas de rappeler, de manière elliptique,
que les transsexuels, malgré les traitements hormonaux et chirurgicaux subis,
conservent leur sexe génétique; que leur morphologie n'est modifiée, pour l'essentiel,
qu'en «trompe l'œil»; que leurs organes génitaux
sont d'une «fonctionnalité réduite»; que leur
stérilité est définitive, car tout cela est incontestable, en l'état de la
médecine.
Le véritable mérite de la nouvelle motivation de la Première
Chambre civile est de réfuter clairement l'analyse scientifique
qui lui était proposée en affirmant la prévalence du sexe
physique, seule réalité à prendre en compte par le Droit.
Quoi que l'on puisse penser de cette prise de position, le débat était clos, du moins avec la médecine. II devait se poursuivre sur le terrain des droits de l'homme.
Au plaideur qui a épuisé les moyens tirés de son droit national, la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH) ouvre un champ nouveau de possibilités... Les transsexuels n'ont pas manqué de les explorer pour faire aboutir leurs revendications. lis ont invoqué principalement les dispositions de l'article 8 de la Convention, dont l'alinéa 1er reconnaît à toute personne le «droit au respect de sa vie privée et familiale» tandis que l'alinéa 2 précise qu'il ne peut y avoir «ingérence d'une autorité dans l'exercice de ce droit» que si elle est nécessaire, notamment, à la «protection de la morale», à la «défense de l'ordre» ou à la sauvegarde des «droits et libertés d'autrui».
Ces pieuses généralités ne présentent évidemment d'intérêt que par l'application qu'on leur donne... A partir de la notion, un peu vague, de «droit au respect de sa vie privée et familiale», ont été avancées deux «thèses» qui utilisent, en les exprimant en termes de droits, les deux approches médicales —thérapeutique et scientifique— du transsexualisme.
Dans la perspective «thérapeutique», le transsexuel revendique d'abord le droit de ne pas être exposé en permanence à toutes sortes de gênes, d'humiliations, de rebuffades, de refus d'emplois..., du fait de la disparité existant entre son apparence et son «sexe d'affectation», lequel figure sur les actes d'état civil, sur les pièces d'identité et sur la plupart des documents d'usage courant. De cette protection minimale de sa vie quotidienne, il passe tout naturellement à une revendication plus large: pouvoir établir avec autrui des relations normales sur tous les plans, de manière à s'insérer pleinement dans la vie sociale, y trouver équilibre, sérénité et épanouissement.
Suivant l'analyse scientifique du sexe —qui admet la prévalence de son psychisme— le transsexuel demande que soit reconnu son droit à l'identité sexuelle, élément essentiel de sa personnalité. Cette reconnaissance, exigée par le «respect dû à sa vie privée», devrait lui ouvrir, logiquement, l'exercice de tous les droits attachés au sexe qu'il revendique, y compris ceux du mariage et de la filiation.
Ces diverses analyses et les conséquences qui en découleraient ont été présentées devant les juridictions françaises. Elles ont enrichi de références aux droits de l'homme les décisions les plus récentes accueillant les demandes des transsexuels. Mais lorsqu'elles ont été invoquées devant la Cour de Cassation par les pourvois jugés le 21 mai 1990, la Première Chambre civile les a promptement évacués en observant, dans la logique de la définition purement «physique» qu'elle donnait du sexe, que l'article 8 de la CEDH «n'impose pas d'attribuer au transsexuel un sexe qui n'est pas en réalité le sien».
Certains requérants se sont alors adressés aux instances du Conseil de l'Europe, comme l'avaient déjà fait quelques ressortissants de rares pays européens —la Belgique et le Royaume-Uni notamment— dont ni la loi ni la jurisprudence n'admettaient le changement d'état civil des transsexuels.
Ainsi la Commission et la Cour européenne des droits de l'homme, après avoir statué sur le recours d'un Belge et de deux Anglais, se sont prononcées récemment sur le cas de B., un transsexuel français qui revendiquait le sexe féminin et dont le pourvoi avait été rejeté par la Cour de Cassation le 31 mars 1987. Même si elles ont l'une et l'autre condamné la France dans cette affaire, les deux instances de Strasbourg ne l'ont pas fait dans les mêmes termes.
l° La Commission, dans son rapport du 6 septembre 1990, se montre très favorable à la cause du transsexualisme dont elle accueille simultanément les deux «thèses» fondées sur l'article 8 de la CEDH. D'un côté, en effet, elle reconnaît à B., non seulement «le droit de vivre à l'abri des regards étrangers», mais aussi celui «d'établir et entretenir des relations avec d'autres êtres humains, notamment dans le domaine affectif, pour le développement et l'accomplissement de sa propre personnalité». D'un autre côté, elle reproche à l'État français, prisonnier d'une «conception figée de l'ordre public», d'avoir refusé de prendre en compte un élément déterminant de la personnalité du requérant, «l'identité sexuelle, telle qu'elle résulte de sa morphologie modifiée, de son psychisme et de son rôle social».
Les formules utilisées —certaines figuraient déjà dans des rapports antérieurs— sont si larges qu'elles paraissent admettre l'exercice de tous les droits attachés au sexe revendiqué... y compris ceux du mariage et de la famille. Si, sur cette question, de loin la plus débattue, la Commission ne s'est pas prononcée en l'espèce pour des raisons tenant à la recevabilité du «moyen», elle a eu l'occasion de le faire lors de précédents recours invoquant, outre la violation de l'article 8, celle de l'article 12 de la CEDH, selon lequel «à partir de l'âge nubile, l'homme et la femme ont le droit de se marier et de fonder une famille selon les lois nationales régissant l'exercice de ce droit»: elle a alors estimé —notamment dans l'affaire Van Oosterwijck— que l'article 12 de la CEDH ne s'opposait pas a priori aux projets matrimoniaux des transsexuels, car, «si le mariage et la famille sont effectivement associés dans la Convention..., rien ne permet d'en déduire que la capacité de procréer serait une condition fondamentale du mariage, ni même que la procréation en soit une fin essentielle... outre le fait qu'une famille peut toujours être fondée par l'adoption d'enfants».
2° La Cour, dans son arrêt du 25 mai 1992, se montre beaucoup plus réservée, qu'il s'agisse de l'accueil fait aux «thèses» du requérant (a) ou de la portée de la condamnation prononcée contre notre pays (b).
a) En ce qui concerne les thèses de B., elle retient que celui-ci se trouve placé quotidiennement dans une situation incompatible avec le respect dû à sa vie privée, puisqu'il est contraint de «révéler à des tiers des informations d'ordre intime et personnel» et qu'il rencontre, en outre, de «grandes difficultés dans sa vie professionnelle».
Pour justifier la condamnation de la France à cet égard, alors qu'elle a absout le Royaume-Uni dans les affaires Rees et Cossey, la Cour compare avec soin le système anglais et le système français. Dans le premier, les transsexuels peuvent modifier librement leurs noms et prénoms et demander la délivrance de documents officiels correspondants, avec, le cas échéant, l'indication du sexe de leur choix, tandis que leur acte de naissance, intangible lui, ne fait l'objet d'aucune publicité intempestive. Dans le second, au contraire, les intéressés ne peuvent obtenir, en l'état de la jurisprudence rigide de la Cour de Cassation ou des textes en vigueur: ni la rectification du sexe porté sur leur état civil, dont les actes sont assez largement diffusés; ni le changement de leurs prénoms, surtout s'ils sont choisis dans le genre opposé; ni, enfin, la modification ou la suppression des mentions qui révèlent le sexe, soit sur des pièces d'identité essentielles, telles que la carte d'identité nationale ou le passeport européen, soit sur les documents de caractère administratif, médical ou professionnel portant le numéro d'identification sexué attribué à chaque Français par l'INSEE.
Ainsi l'arrêt du 25 mars 1992 s'est placé sur le seul terrain de la protection de la vie privée. Il ne s'est pas prononcé en revanche —comme B. le demandait pourtant dans sa requête— sur la «réalité du sexe psychosocial des transsexuels», sans que l'on sache très bien, à la vérité, si les juges de Strasbourg ne s'estimaient pas en mesure de trancher ce difficile problème en l'état de la science et des mentalités (cf. n° 48) ou s'ils l'évacuaient comme surabondant (cf. n° 63).
b) En ce qui concerne la portée de l'arrêt du 25 mars 1992, il faut, ici encore, bien distinguer ce que dit la Cour et ce qu'elle ne dit pas.
Elle dit —implicitement mais nécessairement, puisque c'est la raison de notre condamnation— que la France doit modifier son système actuel, du triple point de vue des actes d'état civil, des pièces d'identité et des autres documents d'usage courant, afin de ne pas révéler fâcheusement la situation du transsexuel. Conformément à son habitude, elle ne se prononce pas sur la manière de parvenir à ce résultat, mais elle observe cependant (cf. n° 55) qu'il serait obtenu, en l'état actuel des textes, si la Cour de Cassation acceptait de changer le sexe et les prénoms portés sur l'acte de naissance, dont les mentions ont une répercussion nécessaire sur tous les «papiers» de l'intéressé.
Ce que la Cour ne dit pas, en revanche, c'est l'étendue des droits qu'il conviendrait de reconnaître au transsexuel dans la nouvelle situation qui lui serait faite, surtout s'il obtenait la modification de son état civil. Pas plus que la Commission, faute de recevabilité du grief, elle ne se prononce, notamment, sur les droits du requérant au mariage et à la famille. Aussi en est-on réduit à se reporter aux positions qu'elle a prises à cet égard dans les affaires Rees et Cossey, où elle a considéré, pour rejeter le moyen invoquant la violation de l'article 12 de la CEDH, que cette disposition ne garantissait le droit au mariage «qu'entre deux personnes de sexe biologique différent», son but étant essentiellement de «protéger le mariage en tant que fondement de la famille». Autrement dit, les pays membres du Conseil de l'Europe ne sont pas condamnables, en l'état des idées et des mœurs, s'ils conservent cette conception traditionnelle du mariage, mais ils peuvent évidemment s'en affranchir...
Voilà donc, sommairement présentés, les deux grands débats ouverts par le transsexualisme, ainsi que les décisions —souvent lacunaires ou ambiguës, toujours contestables...— qu'ils ont suscitées de la part des juridictions françaises et des instances européennes. Le désordre de la situation est à la mesure de celui des esprits: des juges nationaux profondément divisés, une France largement isolée en Europe et à moitié condamnée par la Cour de Strasbourg!
Si vous souhaitiez mettre un terme à tant de confusion —qui nuit au crédit de la justice comme à la réputation d'un pays s'honorant d'être celui des Droits de l'homme— l'occasion vous en est donnée par les deux pourvois que la Première Chambre civile a, sur la demande du Procureur général prés cette Cour, renvoyés devant votre Assemblée plénière.
Ces affaires ont été regroupées parce qu'elles sont semblables en tous points, ou presque.
D'abord, elles racontent la même histoire: celle d'un garçon qui s'est toujours comporté comme une fille, qui a subi des traitements hormonaux et chirurgicaux de «conversion sexuelle» et qui a alors demandé à la justice de modifier, dans un sens féminin, le sexe et le prénom mentionnés sur son acte de naissance.
Ensuite, les arrêts attaqués, pour confirmer la décision du tribunal de grande instance qui avait accepté de féminiser le prénom mais refusé de modifier la mention du sexe, sont motivés de manière presque identique par la même cour d'appel. Après avoir constaté tout ce qui caractérise habituellement le transsexuel «vrai», du point de vue cérébral et comportemental, ainsi que les résultats morphologiques et physiologiques des traitements auxquels il s'est soumis, les juges d'appel rejettent la demande de changement du sexe de l'intéressé en s'inspirant —de manière un peu désordonnée et parfois contradictoire— des divers arguments qui ont été successivement utilisés par la Première Chambre civile pour justifier son refus «l'indisponibilité de l'état», le caractère volontaire des interventions subies «hors de toute contrainte extérieure», et surtout le fait que le requérant, malgré son psychisme, son comportement et les transformations «artificielles» de son corps, n'a pas véritablement changé de sexe.
Enfin les deux pourvois posent à la Cour de Cassation des problèmes communs: bien que leurs griefs se réfèrent seulement, dans l'affaire E, aux dispositions de droit interne régissant l'état civil, et qu'ils invoquent en outre, dans l'affaire Q., l'article 8 de la CEDH, il est évident que tous ces textes sont applicables cumulativement aux deux espèces.
Seul le pourvoi de E. pose un problème particulier en ce qu'il reproche également à la cour d'appel d'avoir refusé, nonobstant les prescriptions de l'article 146 du NCPC, d'ordonner une expertise médicale très complète portant sur l'état physique et psychique du requérant.
La réponse que vous apporterez à ces deux pourvois ne peut ignorer ce qui a été décidé à Strasbourg le 25 mars 1992. Certes les arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme n'ont officiellement pour les États que des conséquences pécuniaires et ils ne s'imposent pas de jure aux juridictions nationales. Mais la pratique constante de votre Cour —et notamment celle de la Chambre criminelle— a été jusqu'ici de reconnaître à la fois la force obligatoire de la CEDH, ratifiée par la France dès 1974, et, depuis 1981, l'autorité morale des décisions rendues par les instances de Strasbourg sur les recours individuels de nos ressortissants. Tout autre attitude serait inconvenante et peut-être imprudente... dans une matière où la Cour de Cassation a elle-même tant de mal à se faire entendre des juges relevant de son contrôle!
Il faut donc faire quelque chose. Mais quoi? Il est permis d'hésiter pour deux raisons, qui d'ailleurs interfèrent. D'abord parce que si l'arrêt du 25 mars 1992 implique que la vie privée du transsexuel soit mieux protégée, il n'exclut pas que la France, terre de Science et de Liberté, fasse davantage, comme le suggère d'ailleurs le rapport de la Commission. Ensuite parce que la Cour de Strasbourg ne se prononce pas sur la manière dont notre pays doit se mettre en conformité avec la CEDH: elle lui laisse le choix entre les solutions jurisprudentielles, qui relèveraient de vous, et celles, législatives ou réglementaires, qui dépendraient des autres Pouvoirs.
Combinées entre elles, ces observations me paraissent déboucher sur des interrogations successives. Appartient-il à la justice de résoudre le problème posé par le transsexualisme ou convient-il, au contraire, d'attendre des solutions du Parlement ou du Gouvernement? Si l'on retient la compétence judiciaire, quelle voie suivre, et avec quelles conséquences?
Considérant que la reconnaissance d'un statut particulier pour les transsexuels sur le fondement des textes en vigueur —qui, à la vérité, n'en disent rien— vous ferait prendre des libertés trop grandes avec la loi et empiéter sur les prérogatives du Parlement, vous pourriez avoir la tentation de maintenir en la matière la jurisprudence de la première Chambre civile. Vous seriez alors conduits à rejeter les pourvois dans une formulation empruntée aux arrêts de 1990, selon lesquels il n'y a pas lieu de modifier l'état civil des intéressés puisque leur sexe «physique» n'a pas changé.
Dans une «variante» au rejet, vous pourriez d'ailleurs faire ressortir que les juges du fond ont tiré le maximum des possibilités offertes par la loi actuelle puisqu'ils ont, sur le fondement de l'article 57, dernier alinéa, du Code civil leur permettant de changer les prénoms «en cas d'intérêt légitime», accepté de féminiser ceux des requérants. Sans être nécessaire —aucun grief n'est évidemment présenté ici par les auteurs des pourvois— cette formule aurait l'avantage d'approuver clairement, pour la première fois, l'application au transsexualisme des dispositions relatives aux prénoms. Elle comporterait cependant un risque: si les autres Pouvoirs ne prenaient pas le relais et n'organisaient pas parallèlement la modification des actes et des «papiers» du transsexuel, l'inversion de ses prénoms —tandis que la mention de son sexe demeurerait inchangée— révélerait fâcheusement sa situation ambiguë, ce qui nuirait à sa vie privée et ne faciliterait guère son insertion sociale. Mieux vaudrait alors s'en tenir à la suggestion, faite en 1990 devant la première Chambre civile par Madame l'Avocat général Flipo, de permettre à l'intéressé de choisir des prénoms «neutres».
Je ne suis pas, pour ma part, favorable au rejet des pourvois, quelle qu'en soit la formulation. Outre qu'elle serait sans doute ressentie comme une dérobade de la Cour de Cassation devant une question qu'elle n'est pas parvenue à maîtriser jusqu'ici, cette solution ne me paraît, en effet, ni nécessaire ni souhaitable.
Elle n'est pas nécessaire parce que si le droit en vigueur ne prévoit pas expressément le sort des transsexuels, il permet de le régler en s'engageant, notamment, dans la voie suivie depuis près de vingt ans par un grand nombre de nos tribunaux. C'est d'ailleurs l'une des missions du juge —surtout en matière civile, où il n'est pas tenu par le principe de l'interprétation stricte— d'apporter des solutions aux problèmes que le législateur n'a pas prévus et que révèle la vie sociale, sinon la vie tout court. Et il ne faut pas plus d'audace aujourd'hui pour doter le transsexuel d'un statut prétorien qu'il n'en a fallu hier pour donner —parmi de nombreux exemples— l'immense portée que l'on sait au modeste article 1384 du Code civil.
Il ne semble pas davantage souhaitable de renvoyer un dossier aussi complexe, aussi mouvant et aussi sensible que celui du transsexualisme au législateur. Comme le montre l'expérience des pays européens —en particulier l'Italie— qui ont élaboré une loi, le Parlement risquerait d'être débordé par l'ampleur et le caractère ontologique, sinon passionnel, des questions soulevées; ses réponses seraient remises en cause par le progrès de la science et le mouvement des idées; enfin la publicité entourant une consécration légale aurait un effet inflationniste sur un phénomène qui doit demeurer marginal.
Ces différentes raisons, rappelées récemment dans le rapport de la Commission «Bioéthique et Droit» présidée par M. Braibant, ont convaincu, semble-t-il, les pouvoirs publics: le Gouvernement et —en dehors de la proposition de loi déposée en 1982 par M. Caillavet, sénateur— les membres du Parlement n'ont pris aucune initiative en la matière. Quant à la Chancellerie, elle partage, hier comme aujourd'hui, l'opinion du doyen Carbonnier selon laquelle «il y a peut-être une sagesse législative à ne pas statuer sur des apax, des cas singuliers».
Soit, pourra-t-on dire, mais une loi est-elle nécessaire pour mettre la vie privée des transsexuels à l'abri des regards indiscrets? De simples décrets ne suffiraient-ils pas pour modifier, en supprimant la mention du sexe ou en l'inversant, le contenu des principales pièces d'identité et des documents portant le numéro de l'INSEE?
En plaçant la France dans une situation voisine de celle du Royaume-Uni, ces mesures permettraient peut-être à notre pays d'invoquer la jurisprudence Rees et Cossey pour échapper à l'avenir aux condamnations de la Cour de Strasbourg. Mais, outre le caractère peu cartésien, peu conforme au «génie français», d'un système éclaté «à l'anglaise», où les «papiers» d'un individu ne correspondraient pas à son état civil, on peut douter que sa réalisation soit possible sans faire appel à la loi.
On a parfois proposé de recourir ici à une prescription particulière de l'article 261 du Code pénal qui dépénalise l'utilisation d'un «état civil d'emprunt» «dans les cas où la réglementation en vigueur l'autorise». A la vérité, cette disposition —qui était destinée, en pratique, à permettre l'engagement des légionnaires sous une fausse identité— ne concerne que l'usage du «nom patronymique». De surcroît, s'agissant de «la détermination d'un délit», elle ne pourrait plus, semble-t-il, depuis la Constitution de 1958, recevoir d'application que par voie législative.
En définitive, le dispositif envisagé, même s'il devait être mis en œuvre par l'Administration, toucherait à la fois à l'ordre public, aux libertés, à l'état et à la capacité des personnes, au droit pénal..., toutes matières relevant en France du domaine de la loi. Quant à l'admission du transsexuel au bénéfice de papiers «travestis», elle ne pourrait guère être décidée par des autorités administratives diverses; elle devrait être prononcée, semble-t-il, par l'autorité judiciaire, «gardienne de la liberté individuelle», avec, pour le requérant comme pour la collectivité, un minimum de garanties. Comment faire tout cela sans recourir à la loi?
Si vous estimez qu'il vous revient de résoudre de lege lata le problème posé par le transsexualisme, la seule voie possible paraît bien être celle suivie —avec des motifs variables et un sérieux qu'il aurait été utile de «contrôler»— par les tribunaux qui ont accepté de modifier le sexe mentionné, suivant les prescriptions de l'article 57 du Code civil, sur l'acte de naissance des intéressés.
Il ne s'agit pas, en l'occurrence, d'une simple requête en «rectification de l'acte», portée devant le président du tribunal de grande instance en application de l'article 99 du Code civil —que les deux pourvois invoquent de manière inexacte, la référence à l'article 57 étant la seule possible. Il s'agit d'une véritable action d'état— on admet généralement qu'elle tend à un «changement d'état» — engagée devant le tribunal lui-même, le ministère public étant partie principale à l'instance.
En l'absence de textes précis, l'instruction de la demande et la date d'effet du jugement ont été définis de manière empirique.
Dans la pratique de la première chambre du tribunal de grande instance de Paris, qui a eu à connaître souvent des actions de ce genre au cours de la dernière décennie, la décision ne doit être sise —selon Mme Sutton, qui présidait cette formation— qu'après «une expertise médico-psychiatrique confiée à une équipe interdisciplinaire qualifiée, de sorte que le syndrome du transsexualisme soit très exactement diagnostiqué, et notamment différencié d'états voisins de déviance sexuelle ne justifiant pas le changement de sexe». Cette recommandation fait rigoureusement écho à celle adressée par leur Ordre national aux médecins qui entreprennent la «conversion sexuelle» du patient —généralement avant la saisine du tribunal. Sa mise en oeuvre, souvent étalée sur plusieurs années, permet à la justice, en collaboration étroite avec la médecine, de rejeter les demandes relevant du caprice ou du phantasme, ou celles liées à la prostitution... et de donner ainsi au principe de «l'indisponibilité» de l'état son exacte application.
S'agissant de la date d'effet du jugement on pouvait tout aussi bien considérer celui-ci comme «déclaratif» ou comme «constitutif» d'état. La seconde solution a été unanimement retenue, moins pour des arguments théoriques que pour des raisons pratiques: l'application rétroactive du jugement aurait certes enrichi les thèmes d'inspiration du théâtre de boulevard, mais elle aurait encore aggravé le problème —ô combien difficile— des conséquences juridiques résultant du changement de sexe.
Peut-on, raisonnablement, permettre à un transsexuel qui a obtenu la modification de son état civil d'exercer tous les droits attachés au sexe figurant désormais sur son acte de naissance?
La question ne soulève guère de passion s'agissant des droits civiques, civils, sociaux et professionnels, car ceux-ci se sont considérablement rapprochés au fil du temps, quand ils n'ont pas été fondus dans une législation «unisexe». Les différences qui subsistent sont modestes, et certaines —telles que l'obligation au service national, le régime des retraites et la réglementation du travail de nuit...— font même un peu figure d'anachronismes.
Considérables, en revanche, sont les réticences intellectuelles et les difficultés pratiques suscitées par l'exercice des droits relatifs au mariage et à la famille, car ces institutions se relient traditionnellement, sinon en droit, du moins dans la mentalité collective, à la capacité de procréer — que les opérations de «conversion sexuelle», en l'état de la médecine, anéantissent nécessairement d'un côté sans les créer de l'autre.
A la vérité, vous n'avez pas à vous prononcer directement aujourd'hui sur ce problème, puisque les auteurs des pourvois demandaient seulement à la justice de modifier la mention de sexe portée sur leur acte de naissance. Et si, comme moi, vous admettez la possibilité de changement, vous casserez les deux arrêts attaqués pour l'avoir refusée.
Mais le fondement juridique —résumé dans le «chapeau» de cassation— que vous donnerez à votre décision ne sera pas sans intérêt pour l'avenir: il apportera un certain éclairage sur la portée prévisible, ou au moins possible, de vos arrêts; il ne devrait pas, en tout cas, bloquer l'évolution ultérieure de votre jurisprudence.
Tout au long de mes conclusions —tel un funambule qui s'avance précautionneusement sur des filins tendus, à des hauteurs différentes, au-dessus d'un précipice— j'ai utilisé les deux approches médicales du transsexualisme et j'ai montré qu'elles trouvaient, sur le plan des droits de l'homme, des prolongements... qui peuvent évidemment inspirer deux motivations à la cassation
- d'abord une motivation «basse», correspondant à l'approche «thérapeutique» et justifiant la possibilité du changement d'état accordé au transsexuel par le souci de le protéger, dans sa vie quotidienne, contre l'indiscrétion et l'incompréhension d'autrui;
- ensuite une motivation «haute», admettant, à partir de l'analyse «scientifique» du phénomène, le droit du requérant à la reconnaissance de son identité sexuelle, élément essentiel de sa personnalité.
Je ne suis, pour ma part, favorable à aucune de ces motivations. La première permettrait peut-être à la France d'éviter de nouvelles condamnations de la Cour de Strasbourg, puisqu'elle entraînerait la modification de tous les documents utilisés par le transsexuel, mais elle exclurait, semble-t-il, l'exercice par l'intéressé de tous les droits attachés à son nouveau sexe. La seconde, au contraire, ouvrirait la porte systématiquement à la revendication de ces droits, en même temps qu'elle prendrait parti, de manière dogmatique, sur le sexe réel du requérant.
Ma préférence irait, dans ces conditions, à une troisième formule, qui se tiendrait en deçà de la seconde et s'inspirerait de l'opinion de la Commission de Strasbourg ainsi que de la pratique actuelle de certains tribunaux: plutôt que d'affirmer la réalité du sexe psychosocial, elle admettrait seulement que peut obtenir le changement de son état le transsexuel «vrai», auquel son «psychisme», son «comportement social» et sa «morphologie modifiée» confèrent l'apparence du sexe qu'il revendique — et dont il est en définitive le plus proche!
Ce fondement juridique a le mérite de correspondre à la fonction première de l'état civil, qui est de refléter «l'image sociale» de l'individu, et il pourrait aisément se prévaloir de nombreux précédents en droit des personnes, notamment dans le domaine, voisin, de la filiation, où la «vérité sociologique» l'emporte si fréquemment sur la réalité biologique.
Il présente également l'intérêt de ne pas trancher, sans nécessité, la question quasi métaphysique de savoir si le transsexuel a réellement «changé de sexe», et, partant, outre qu'il autoriserait un retour en arrière si l'évolution de la médecine le justifiait, il permettrait au juge de «gérer» avec une certaine souplesse les effets juridiques du changement d'état de l'intéressé, qu'il s'agisse de la protection des tiers —les actions en nullité, par exemple, s'en trouveraient facilitées— ou qu'il s'agisse d'écarter les conséquences aberrantes, telles que la participation à certaines catégories d'épreuves sportives, d'une logique forcenée d'assimilation.
En ce qui concerne plus spécialement l'exercice des droits matrimoniaux par le transsexuel, il aurait enfin l'avantage de ne pas l'exclure a priori...
Lorsque cette question vous sera effectivement posée, vous aurez peut-être la tentation de vous inspirer de la jurisprudence adoptée récemment en Espagne, où la Cour Suprême, tout en acceptant la modification du sexe mentionné sur l'acte de naissance, a précisé que le transsexuel n'aurait pas pour autant le droit de contracter mariage... En effet, ce compromis entre la permission donnée à l'intéressé d'utiliser dans la vie courante un «sexe social» et l'interdiction qui lui serait faite de l'invoquer en vue du mariage peut sembler «raisonnable», au premier abord. Il est permis de douter, cependant, et de la possibilité de le transposer en France en l'état de nos lois (1) et de son opportunité sociale (2).
1. Du point de vue juridique, le premier obstacle tient à l'organisation même de notre état civil. Placé au cœur de la vie sociale, celui-ci reflète et régit tout ce qui concerne un même individu. II commande à la fois son identification —au moyen d'actes, de pièces d'identité, de documents divers— et la détermination de ses droits, notamment sur le plan familial. Ces fonctions paraissent indissociables: les séparer porterait atteinte à l'unité, à l'indivisibilité de l'état civil, bref à ce qui fait sa cohérence, sa force et son originalité.
On a parfois objecté que les mentions figurant sur un acte de naissance ne seraient pas, en elles-mêmes, créatrices de droits mais constitueraient seulement des moyens de preuve. Même si l'observation est exacte, elle pourrait difficilement s'appliquer à une mention résultant d'un jugement «constitutif» d'état.
Le second obstacle de droit à l'adoption de la jurisprudence espagnole est plus grave encore car il relève, en dernière analyse, de nos principes constitutionnels. Si la loi française, en effet, n'a pas défini le sexe, laissant à la médecine et à la justice le soin d'y pourvoir, elle n'en a visiblement prévu que deux —masculin et féminin— à travers de multiples dispositions du Code civil, du droit social ou de la réglementation de certaines activités. Décider que les transsexuels peuvent se voir attribuer juridiquement un sexe, sans leur permettre d'exercer les droits qui y sont attachés, notamment dans un domaine aussi essentiel pour l'individu que la famille, reviendrait à créer, sans texte, une troisième catégorie de personnes au sexe indéterminé et à la capacité civile réduite — ce qui ne paraît guère compatible avec l'un des premiers principes de notre droit constitutionnel, l'égalité des citoyens devant la loi.
2. Au-delà de ces contraintes juridiques, que pourrait opposer la collectivité, au nom des intérêts dont elle a la garde, à un transsexuel qui revendiquerait le droit de se marier en invoquant —suivant les deux approches habituelles du problème— à la fois la possibilité de s'intégrer normalement au corps social et celle de vivre pleinement sous ce qu'il estime être sa véritable identité sexuelle? En dehors de «la morale» —qui n'est guère concernée ici, car il serait injuste de reprocher à l'intéressé une situation qu'il n'a pas choisie— l'article 8, alinéa 2, de la CEDH évoque, notamment, les exigences de «l'ordre public» (a) et le respect des «droits d'autrui» (b).
a) Bien qu'elles ne soient pas étrangères aux finalités communément admises de l'union conjugale, la capacité de procréer, et même celle de s'accoupler, n'ont jamais constitué dans notre droit une condition de validité du mariage. Elles peuvent seulement justifier, au profit de l'époux auquel la vérité aurait été cachée, une action en nullité pour erreur «sur une qualité essentielle» de son conjoint.
En revanche, la Cour de Cassation a souvent dit que le mariage ne pouvait exister qu'entre deux personnes de sexe différent, mais elle n'a pas eu l'occasion de préciser, semble-t-il, comme l'a fait la Cour de Strasbourg dans les affaires Rees et Cossey, qu'il s'agissait de sexe biologique différent. Tout au plus a-t-elle estimé, dans un arrêt fort ancien et souvent cité (Civ. 6 avril 1903), qu'une épouse «dépourvue d'organes génitaux internes» pouvait être considérée comme une femme, pour l'appréciation de la validité du mariage, à partir du moment où elle présentait «les apparences extérieures du sexe féminin».
Sans exploiter abusivement les termes de cet arrêt, rendu à une époque où les connaissances médicales étaient peu développées, on observera qu'il prenait en compte l'apparence de la personne pour définir le «genre» de son sexe. Dans la même approche, le transsexuel, dont le psychisme, le comportement social et l'apparence physique sont ceux du sexe qu'il revendique, ne devrait-il pas être admis à se marier comme tel?
Cette solution, à la vérité, rejoindrait la conception, désacralisée, que notre société a aujourd'hui du mariage: un contrat par lequel unissent leur existence, au vu et au su de tous, deux personnes de «sexe social» différent — sans que l'on se préoccupe trop de savoir si cette vérité «sociale» correspond bien à la nature de leurs chromosomes. Dès lors, la condition de différence sexuelle paraîtrait remplie si un transsexuel épousait une personne du «genre» apparemment opposé au sien; elle ne le serait pas, au contraire, et l'ordre public s'en trouverait alors troublé, s'il contractait mariage avec une personne du même «genre» que lui — une hypothèse qui évoque celle d'un couple d'homosexuels et qui a d'ailleurs peu de chance de se réaliser, compte tenu du «tropisme» foncier de l'intéressé.
Dans les deux affaires la cassation me paraît devoir être prononcée, simultanément, pour la violation de l'article 8 de la CEDH, auquel fait d'ailleurs écho l'article 9 du Code civil, et pour celle de l'article 57 du même Code.
Sur le pourvoi de [X], vous pourriez même casser l'arrêt sans renvoi, puisque les juges d'appel, après avoir soigneusement constaté le triptyque de faits —psychisme, comportement social, morphologie modifiée— qui fonde l'apparence du sexe revendiqué, en ont tiré des conséquences erronées.
S'agissant du recours de [Z], en revanche, le refus de la cour d'appel d'ordonner
une expertise médicale justifie un renvoi après cassation. Il vous permet aussi
de retenir à des fins pédagogiques, et bien que le grief puisse être déclaré
irrecevable faute d'intérêt, la méconnaissance de l'article 146 du nouveau
Code de procédure civile.
Si, au long de mon propos, j'ai souvent fait référence au
juge, c'est parce que je le crois, en définitive, le mieux
placé pour arracher la minorité souffrante des transsexuels
au véritable ghetto social dans lequel elle se trouve aujourd'hui
injustement confinée.
Lui seul peut, dans l'unité enfin retrouvée de nos tribunaux, combiner l'audace et la prudence nécessaires à cette entreprise d'humanisme.
L'audace, c'est sauter le pas du «changement d'état civil» des intéressés, afin que notre pays ne soit plus en retard d'une médecine et d'une Europe. C'est aussi accepter les conséquences qui en résultent pour les droits de la personne, car nos principes nous interdisent ici —semble-t-il— les solutions «anglaise» et «espagnole».
La prudence, c'est manifester une extrême vigilance, en étroite collaboration avec l'autorité médicale, lors de l'admission des demandes. C'est aussi, tout en appliquant loyalement le statut reconnu au transsexuel, veiller aux intérêts de ses proches et éviter les aberrations de l'esprit de système.
Mis en ligne le 11/06/2004.